Version:1.0 StartHTML:0000000198 EndHTML:0000020514 StartFragment:0000004232 EndFragment:0000020478 SourceURL:file://localhost/Users/dominiquevietti-letoille/Desktop/EXTRAIT%20L'HOMME%20PERDU

CHAPITRE 1

–       Monsieur, Monsieur !

Qui l’appelait ? Il dormait bien, tranquille. Qui lui cassait les pieds ? Il ne demandait rien à personne.

–       Vous devez avoir froid ! Vous ne voulez pas venir avec nous, au moins pour cette nuit ?

Il grommela une vague réponse, ni oui, ni non.

–       On ne peut pas le laisser là. Il va mourir de froid. Il ne fait pas loin de moins 10.

–       On ne peut pas le forcer.

–       Il dort, il faut essayer de le réveiller.

–       Il a sans doute bu. Méfie-toi, il pourrait être violent.

Mais qu’est-ce qu’ils me veulent ? Je suis bien au chaud, sous mes cartons. J’ai même un duvet, certes vieux, un peu abîmé . D’accord, c’est un vestige, mais efficace. Combien je l’avais payé ? Il y a si longtemps ! Deux cents, deux cent vingt euros, il me semble . Mais c’était avant, dans une autre vie. Je le défends précieusement, j’ai toujours peur qu’on me le vole. Il y a même eu un type, tiens, le même genre que ces deux-là, qui m’avait demandé comment je l’avais eu . Il ne m’a pas cru quand je lui ai répondu que je l’avais acheté, Au Vieux Campeur, si tu veux savoir ! Il a eu l’air sceptique. Comment un rebut de la société tel que moi pouvait-il bien s’acheter un produit dont lui-même aurait peut-être hésité à faire l’achat ?

Et oui, Monsieur, je l’ai acheté, et neuf en plus.

Bon, mais là n’est pas l’objet de la discussion de ce soir. J’ai mon duvet, garanti grand froid, jusqu’à -20°, le vendeur me l’avait bien précisé, j’ai chaud, je suis bien, et, de plus, mais ils ne l’ont pas vu, j’ai mon chien qui, pas bête, se cache à mes pieds, au fond du duvet et qui me tient encore plus chaud.

Donc, je suis bien et je n’ai pas envie de me lever et de me retrouver dans une de leurs soi-disant « résidences” , parce qu’ils osent appeler ça une résidence ! où ils risquent , de plus, de ne pas accepter mon chien.

C’est vrai, j’ai bu un peu, ce soir, mais vraiment pas plus que d’habitude. D’abord, c’est une bonne façon de combattre le froid, parce que, c’est vrai, il fait froid, et puis, en passant devant un kiosque à journaux, cet après-midi, j’ai vu la date, 20 janvier, l’année importe peu, juste le 20 janvier. C’était une date importante… avant. On fêtait toujours ça, un restaurant chic, un voyage, un bijou…

……………………….

Elle s’échappait quelques nuits, souvent quand elle finissait tard les soins qu’elle prodiguait au centre médical où elle exerçait. Elle se réservait quelques soirées pour les passer avec ses amies. Elle m’en avait présenté quelques-unes. Elle avait surtout une meilleure amie dont la rencontre se mua en véritable examen de passage. Je ne sus jamais comment je m’en sortis, ni trop bien, ni trop mal, j’imagine, car nous vîmes Line de temps en temps ensemble, mais elle continua à la voir seule, plus souvent encore. C’était une amie d’enfance, d’origine chinoise, très indépendante et avec une forte personnalité. Elle avait influencé Fati dans sa prise d’indépendance par rapport à sa famille. Je me demande toujours si elle ne poussait pas Fati à la prudence dans notre relation. J’en étais presque jaloux, surtout quand je la questionnais sur les sorties qu’elles faisaient ensemble. Les réponses me paraissaient vagues et parfois même équivoques.

–       C’était une sortie entre filles. On s’est baladé. Nous avons visité une expo.

Guère plus de détails. Je m’imaginais des scénarios retors, des sorties avec leurs anciennes relations, avec le frère ou les cousins de Line qui semblait en avoir une vraie tribu et qui connaissaient Fati depuis des années et avec qui elle semblait fort bien s’entendre.

Je me rendis un soir au sixième étage de l’immeuble où se trouvait mon cabinet et je m’arrêtais devant sa porte d’où s’échappaient de la musique des conversations ponctuées d’éclats de rires et un fumet mêlant des odeurs d’encens, d’épices et de plats asiatiques qui me laissaient entrevoir une soirée très animée. Je redescendis sans me faire connaître. Le lendemain, je demandai d’un air détaché comment s’était déroulée la soirée. Fati me répondit :

–       Agréablement . Il est toujours plaisant de retrouver de vieux amis.

…………………………..

Semblable à un tourbillon, elle me prit la main et m’entraîna dans une espèce de course dansée,  mêlant pas chassés et sautillements. Nous étions sur les berges de la Seine, il faisait beau, le ciel était bleu délavé, les gens nous regardaient étrangement, beaucoup souriaient et j’étais heureux. C’était un moment de pur bonheur pendant lequel me vint à l’esprit, à moi qui ne suis pas un poète ni même un lecteur régulier, ce fameux vers de Lamartine

 »Ô temps, suspends ton vol ».

Combien de temps dura notre petite sarabande ? Quelques minutes, pas plus. Je l’arrêtai, essoufflé.

–       Pitié pour mon coeur de sédentaire, fumeur de surcroît !

–       Justement, je me disais qu’il faudrait que tu fasses un peu de sport et que tu limites les cigarettes.

–       Tu te conduis déjà en épouse abusive !

–       Évidemment, je ne perds pas de temps.

…………………………………

–       Vous comprenez, me dit-elle en me raccompagnant, il ne faut pas fatiguer Pierre. C’est un insatiable bavard. Quand il était plus jeune et plus logique, disons, il a été un formidable professeur. C’est lui qui a donné le goût de la littérature et e l’histoire à Fati. Il a beaucoup appris à la débutante que j’étais quand je l’ai connu, avec une patience infinie. En échange, je lui ai livré de nombreux contes et légendes de nos contrées. Il en a fait un ouvrage qu’il a tenu à cosigner avec moi et que nous avons distribué dans les écoles, collèges et bibliothèques, avec un certain succès, d’ailleurs.

Je la regardais, ébahi. Cette femme n’avait pas fini de me surprendre. Je ne savais toujours pas ce qu’elle attendait de moi. Une chose était sûre, elle m’avait transformé, je n’avais même plus envie de fuir.

Les jours se succédaient, de plus en plus courts, à cause de l’hiver qui approchait. Elle m’avait prévenu :

–       Il fait froid dans nos montagnes, surtout la nuit. Il faudra te couvrir. Je ne voudrais pas que tu prennes froid. J’ai besoin de toi.

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Je la regardais, incapable de répondre. Le monde s’effondrait autour de moi. Elle partit d’un triste éclat de rire et rejoignit la maison devant laquelle Pierre l’attendait.

–       Viens, il sait. Nous ne serons plus les seuls à souffrir.

Je les vis s’éloigner, lui dans son fauteuil roulant, elle le poussant, accompagnés par Frimousse et Astrée qui traînait son gros ventre et qui ne me regardait même plus. Elle aussi savait

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, Je demeure là, au bord de la route poussiéreuse, condamné à rester dans ce village perdu, le sien, le mien, le nôtre. 

C’est il y a si longtemps, Je ne me souviens plus vraiment. Tout s’embrouille, tout se mélange. N’est-ce pas un trop doux châtiment ?

Mais omment a-t-elle su , cette vieille folle ?

Et cette douce voix lancinante, que j’entends, qui rit, qui sourit et qui me murmure :

–       Elle est un peu sorcière, ma grand-mère ! ! !